Chapitre 42
Fitch courait dans le couloir faiblement éclairé. Selon Rowley, c’était très important !
Les pieds nus de Morley, qui l’accompagnait, produisaient un son mat sur le parquet. À présent, Fitch trouvait ce bruit bizarre. Après avoir passé sa vie sans chaussures, il avait eu du mal à s’habituer à porter des bottes, dont le vacarme l’annonçait à des lieues à la ronde. Maintenant, c’était entendre des pieds nus marteler le sol qui le déconcertait. Pis encore, cela lui rappelait l’époque où il était un minable garçon de cuisine. Une partie de sa vie qu’il voulait tout faire pour oublier…
Être un messager lui semblait encore un rêve éveillé.
À travers les fenêtres ouvertes, le jeune Haken entendait les lointains échos de la musique du banquet. La harpiste chantait en s’accompagnant avec son instrument. Il adorait le timbre très pur de sa voix, quand elle interprétait ainsi un solo dépouillé.
— Tu as idée de ce qui se passe ? demanda Morley.
— Non, mais je doute qu’il s’agisse d’un message à livrer, surtout un soir de banquet.
— J’espère que ça ne nous prendra pas trop longtemps…
Fitch comprit ce que voulait dire son ami. Morley ayant récupéré une bouteille de rhum presque pleine, ils avaient décidé de se soûler ensemble. Cerise sur le gâteau, une des filles de la buanderie avait accepté de boire avec eux. Morley avait suggéré qu’ils la laissent s’enivrer avant eux, histoire qu’elle soit disposée à la gentillesse.
Fitch en salivait d’avance…
De plus, il avait un urgent besoin d’oublier sa conversation avec Beata, et le rhum l’y aiderait.
Le premier bureau était vide et silencieux. Dès qu’ils y entrèrent, Dalton Campbell sortit de son fief pour les accueillir.
— Vous voilà enfin ! Parfait !
— Que pouvons-nous faire pour vous, messire Campbell ? demanda Fitch.
— Venez dans mon bureau, nous serons plus tranquilles…
Les deux jeunes Hakens suivirent l’assistant dans la pièce où une douce brise pénétrait par les fenêtres ouvertes. Sous sa caresse, les étendards ondulaient doucement.
— Nous avons des ennuis, soupira messire Campbell. Au sujet de la mort de Claudine Winthrop…
— Quel genre d’ennuis ? voulut savoir Fitch. Et que devons-nous faire pour arranger ça ?
L’assistant se passa une main sur le menton.
— On vous a vus…
— Que voulez-vous dire ? s’écria Fitch, soudain glacé de terreur.
— Vous avez entendu une diligence s’arrêter, n’est-ce pas ? Après, vous avez couru vers une mare pour vous débarrasser du sang ?
— C’est ça, messire… Et alors ?
Dalton Campbell soupira de nouveau puis pianota sur son bureau pendant qu’il cherchait ses mots.
— Le cocher de la diligence qui a découvert le corps est aussitôt reparti en ville pour prévenir la garde.
— Oui, vous nous l’avez déjà dit, messire Campbell, fit Morley.
— Mais je viens d’apprendre qu’il avait laissé son assistant sur les lieux. Et ce type a suivi vos traces dans le champ de blé – jusqu’à la mare…
— Malédiction ! souffla Fitch. Il nous a vus nous nettoyer ?
— Vous deux, oui ! En tout cas, vous êtes les seuls dont il ait cité le nom. « Fitch et Morley, a-t-il dit, deux garçons de cuisine du domaine ».
Le cœur de Fitch cognait follement dans sa poitrine. Il tenta de réfléchir, mais la panique lui embrouillait les idées.
Que l’exécution de Claudine ait été justifiée ou non, Morley et lui finiraient pendus.
— Mais pourquoi cet homme n’a-t-il pas parlé plus tôt ?
— Pardon ? Eh bien, parce qu’il était sous le choc, et qu’il avait peur… Mais ne perdons pas notre temps à pleurer sur le lait renversé. De toute façon, nous n’y pouvons plus rien.
L’assistant ouvrit un tiroir de son bureau.
— Je suis accablé par cette affaire… Vous m’avez fidèlement servi, et Anderith vous doit beaucoup, mais le mal est fait. On vous a vus !
Campbell sortit une bourse pansue du tiroir et la posa sur le bureau.
— Que va-t-il nous arriver ? demanda Morley.
Il était plus pâle qu’un mort, et Fitch comprenait très bien sa réaction. À l’idée de finir sur la potence, ses genoux se dérobaient et il craignait de se faire dessus.
Il faillit crier quand il se souvint de la description de Franca. On l’avait pendue par le cou, puis on avait allumé un feu pour l’achever. Mais elle avait eu sa magie pour la sauver. Morley et lui devraient subir le supplice jusqu’à son terme.
Dalton Campbell poussa la bourse vers les deux Hakens.
— Je veux que vous preniez ça…
Fitch dut se concentrer pour comprendre le sens de ces quelques mots.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des pièces d’argent, et quelques-unes en or. Les gars, je me sens terriblement coupable. Vous m’avez aidé, et vous vous êtes montrés dignes de ma confiance. Mais on vous a vus, et vous risquez une condamnation à mort.
— Mais vous pouvez dire que…, commença Fitch.
— Je ne peux rien dire du tout ! coupa l’assistant. Mon devoir est de protéger le ministre, au nom de l’avenir du pays. Le pontife est très malade, et Bertrand Chanboor sera bientôt appelé à le remplacer. Je ne peux pas laisser le chaos ravager Anderith à cause de Claudine Winthrop. Vous êtes comme des soldats, pendant une guerre. Sur le champ de bataille, on perd des hommes valeureux. De plus, en ce moment, les citoyens sont bouleversés, et personne ne m’écouterait. Une foule déchaînée s’emparerait de vous, et…
Fitch crut qu’il allait s’évanouir.
— Nous mettrait à mort, c’est ça que vous voulez dire ?
— Quoi ? s’écria Campbell, comme si cette remarque venait de le tirer d’une profonde de réflexion. Non, ça n’arrivera pas ! (Il poussa de nouveau la bourse.) Il y a beaucoup d’argent là-dedans ! Prenez-le et fuyez ! Vous ne comprenez pas ? Si vous restez ici, vous serez morts avant le prochain coucher de soleil.
— Mais où irons-nous ? demanda Morley.
— Très loin d’ici… Quelque part où on ne vous retrouvera jamais.
— Mais si vous expliquiez un peu les choses, les gens sauraient que nous avons châtié une traîtresse, et…
— … Et violé Beata ? L’avenir d’Anderith ne vous forçait pas à faire ça !
— Quoi ? s’écria Fitch. Je jure que je ne l’aurais jamais touchée, messire ! Je vous en prie, croyez-moi !
— Ce n’est pas moi qu’il faut convaincre ! Les gens qui vous traquent pensent que vous êtes coupables, et ils ne me laisseront pas le temps de leur prouver le contraire. Ils ne m’écouteront pas ! Pour eux, les assassins de Claudine sont aussi les violeurs de Beata, et ils n’en démordront jamais. Que ce soit vrai ou non ne compte pas ! Et l’homme qui vous a vus est un Anderien.
— On nous poursuit dé-déjà ? bredouilla Morley. Des gens nous cherchent ?
— Oui. Et si vous ne filez pas, on vous pendra pour les deux crimes. Votre chance est de fuir au plus vite !
» Pour vous récompenser d’avoir été loyaux, et de vous être battus pour sauver la civilisation anderienne, j’ai tenu à vous prévenir. Et je vous offre toutes mes économies pour vous permettre de partir.
— Vos économies ? répéta Fitch. Messire, nous ne pouvons pas les prendre. Vous avez une épouse, et…
— J’insiste ! Et si c’est nécessaire, je vous l’ordonnerai ! Comment pourrais-je dormir en paix, si je n’ai pas le sentiment d’avoir fait au moins ça pour vous aider ? J’ai toujours eu à cœur de ne pas laisser tomber mes hommes ! Et je vous dois tellement… (Campbell désigna la bourse.) Prenez cet argent, partagez-le, et utilisez-le pour partir loin d’ici. Il vous aidera à recommencer une nouvelle vie.
— Une nouvelle vie ?
— Exactement ! Vous pourrez même vous acheter des épées.
— Des épées ? répéta Morley, stupéfait.
— Bien sûr ! Il y a assez pour vous en payer dix chacun. Dans un autre pays, on se fichera que vous soyez des Hakens, et vous vivrez comme des hommes libres. Changez de travail, d’habitudes, de rêves ! Avec autant d’argent, vous pourrez même courtiser des femmes comme il faut.
— Mais nous ne sommes jamais sortis de Fairfield, gémit Morley.
Campbell posa les mains à plat sur son bureau et se pencha vers les deux Hakens.
— Si vous restez, vous serez pendus. Les gardes connaissent vos noms, et ils vous cherchent déjà. J’implore le Créateur qu’ils ne fassent pas irruption dans ce bureau ! Si vous voulez vivre, prenez l’argent et filez ! Offrez-vous une nouvelle existence, les gars !
Fitch regarda nerveusement derrière lui. Il ne vit rien, et n’entendit pas de bruit, mais leurs poursuivants pouvaient arriver d’un moment à l’autre. S’il ne savait pas où aller, suivre le conseil de messire Campbell lui semblait la seule solution.
Il ramassa la bourse.
— Messire, dit-il, vous êtes l’homme le plus formidable que j’ai connu. J’aurais aimé travailler pour vous jusqu’à la fin de mes jours. Merci de nous avoir prévenus, et… Eh bien, pour vos économies !
Dalton Campbell tendit la main et Fitch la serra. C’était la première fois qu’il échangeait un tel salut avec un Anderien. Et il trouva ça agréable, comme s’il avait enfin le droit de se sentir un homme digne de ce nom.
Messire Campbell serra aussi la main de Morley.
— Bonne chance à vous deux… À votre place, je me procurerais des chevaux. Mais ne les volez pas, surtout ! Vous mettriez vos poursuivants sur votre piste. Achetez-les, et comportez-vous en toutes circonstances comme si de rien n’était. Je sais que c’est difficile, mais sinon, vous éveilleriez des soupçons.
» Ne gaspillez pas votre argent avec des putains ou pour vous soûler, parce qu’il vous filera entre les doigts. Si vous faites des bêtises, on vous capturera et vous ne vivrez pas assez longtemps pour mourir des maladies que vous auront refilées les filles de joie.
» Si vous êtes économes, cet argent vous permettra de survivre jusqu’à ce que vous ayez trouvé un endroit où vous installer.
Fitch serra de nouveau la main de son bienfaiteur.
— Merci de vos conseils, messire Campbell. Nous les suivrons à la lettre. Pour commencer, nous allons acheter des chevaux et partir au triple galop. Ne vous en faites pas pour nous, surtout ! Nous avons déjà vécu dans les rues, et nous savons échapper à des Anderiens qui veulent nous faire du mal.
Dalton Campbell eut un petit sourire.
— Pour ça, je vous fais confiance ! Que le Créateur veille sur vous !
Quand il retourna dans la salle à manger, Dalton trouva Teresa en grande conversation avec le ministre. Assise sur la chaise de Bertrand, sa femme riait et il l’accompagnait de bon cœur, ravi de s’attirer les grâces d’une si jolie femme.
Hildemara, Stein et les marchands placés à l’autre bout de la table tenaient à voix basse un conciliabule qui paraissait passionnant.
Dès qu’elle le vit, Teresa tendit un bras et prit la main de son mari.
— Te voilà enfin, mon chéri ! Tu vas rester, j’espère ? Bertrand, dites-lui qu’il travaille trop. Il doit prendre le temps de manger.
— Elle a raison, Dalton ! Je n’ai jamais vu quelqu’un mettre autant d’ardeur à la tâche ! Sans vous, votre femme est perdue ! J’ai essayé de la distraire, hélas, mes histoires n’ont pas eu l’heur de l’intéresser. Elle s’est montrée très polie, mais elle tenait surtout à me répéter que vous êtes un homme hors du commun. Comme si je ne le savais pas !
Bertrand et Teresa implorèrent Dalton d’aller se rasseoir à sa place pour se restaurer. Pendant que sa douce épouse regagnait sa chaise, il la supplia du regard d’avoir patience quelques minutes de plus. Puis il prit Hildemara par une épaule, fit de même avec Bertrand et leur parla à l’oreille.
— Les informations que je mentionnais ont confirmé mes soupçons. Comme je m’en doutais, les premiers rapports sur la mort de Claudine étaient exagérés. Elle a été victime de deux hommes, et pas un de plus ! (Dalton tendit à son chef un message cacheté.) Voici leurs noms.
Bertrand sourit comme un enfant à qui on donne des sucreries.
— Maintenant, veuillez m’écouter attentivement… J’étais sur leur piste, mais ils se sont enfuis après avoir volé une grosse somme d’argent dans la caisse des cuisines. Mais une chasse à l’homme a déjà commencé…
Dalton plissa le front pour faire comprendre à ses interlocuteurs qu’il inventait une histoire abracadabrante pour une raison bien précise. Sans se poser de questions, le ministre et sa femme hochèrent simplement la tête.
— Demain, à l’heure qui vous plaira, vous pourrez rendre publics les noms des coupables. Ces deux garçons de cuisine ont violé et tué Claudine Winthrop. Avant, ils avaient abusé d’une pauvre Hakenne qui travaille pour Inger, notre boucher. Ce soir, ils ont volé de l’argent et se sont enfuis.
— La Hakenne en question confirmera cette histoire ? demanda Bertrand, inquiet qu’elle veuille disculper ses compatriotes et pointer un index accusateur sur sa poitrine.
— Après une épreuve pareille, la malheureuse n’a plus supporté de vivre à Fairfield. Nous ignorons où elle est allée, et elle ne reviendra probablement jamais. Dans le cas contraire, j’ai communiqué son nom aux gardes, qui l’intercepteront et me l’amèneront, afin que je… l’interroge.
— Si elle ne risque pas d’innocenter les deux garçons, dit Hildemara, peu amène, pourquoi leur laisser une nuit entière d’avance ? C’est idiot ! Le peuple rêve d’une exécution publique et nous pouvons bien lui offrir ça ! Rien ne satisfait plus les gens qu’un spectacle de ce type.
— Nos concitoyens veulent connaître les coupables, et Bertrand va leur révéler leur identité. Tout le monde croira que les services du ministre ont élucidé l’affaire. Et en fuyant avant d’être démasqués, les Hakens auront en somme signé leurs aveux. Si nous avions procédé autrement, la Mère Inquisitrice s’en serait mêlée, et c’est un… inconvénient… que nous ne pouvons pas nous permettre.
» Une exécution serait inutile et dangereuse. Le peuple sera content que nous ayons trouvé les coupables, et ravi d’apprendre qu’ils sont très loin de Fairfield. C’est suffisant. Pourquoi prendre des risques alors que Bertrand n’est plus qu’à quelques pas du trône du pontife ?
Hildemara ouvrit la bouche pour protester.
— Dalton a raison, dit son mari.
— Sans doute, souffla à contrecœur sa femme.
— J’annoncerai la grande nouvelle demain, ajouta Bertrand, avec Edwin à mes côtés, s’il est assez rétabli. Bien joué, Dalton ! Encore un coup de maître ! Vous avez mérité une récompense, pour cette manœuvre de génie !
— J’ai prévu ça aussi, Bertrand, ne vous inquiétez pas…
— Pourquoi ne suis-je pas étonné ? lança le ministre avant d’éclater de rire.
Si curieux que cela paraisse, sa femme l’imita.
Alors qu’il marchait dans les couloirs avec Morley, Fitch dut essuyer les larmes qui lui brouillaient la vue.
Les deux Hakens avançaient aussi vite qu’il était possible sans courir. Dalton Campbell leur avait conseillé d’agir normalement, et il savait de quoi il parlait. Dès qu’ils apercevaient des gardes, les fugitifs bifurquaient sans hâte excessive dans un couloir latéral. De loin, Fitch était un messager, parmi tant d’autres, et Morley ressemblait à des dizaines d’employés du domaine.
Mais si des gardes tentaient de les interpeller, ils devraient courir. Par bonheur, le vacarme du banquet couvrirait celui de leurs pas sur le parquet.
Fitch eut soudain une idée qui favoriserait leur fuite. Sans daigner l’expliquer à Morley, il le tira par la manche et le guida jusqu’à un escalier qui menait au sous-sol.
Quand ils l’eurent descendu, Fitch trouva sans trop de difficultés la pièce qu’il cherchait. Ils entrèrent, s’assurèrent qu’elle était vide, allumèrent une lampe et refermèrent la porte.
— Fitch, tu deviens fou ? Pourquoi nous enfermer là-dedans ? Nous pourrions être déjà loin d’ici !
— Morley, ils cherchent qui, d’après toi ?
— Nous !
— Non, essaie de te mettre à leur place ! Ils traquent un messager et un garçon de cuisine. Je me trompe ?
— Eh bien… Tu as raison, je suppose, mais…
— C’est la salle où on garde les uniformes et beaucoup d’autres fournitures. J’y suis venu il n’y a pas longtemps, pour qu’on me donne une tenue, en attendant d’en avoir une sur mesure.
— D’accord, mais que fichons-nous ici ?
— Déshabille-toi !
— Pourquoi ?
— Tu es abruti, ou quoi ? Ils cherchent un messager et un garçon de cuisine ! Si tu portes une tenue comme la mienne, nous deviendrons deux messagers !
— Oh… Voilà une bonne idée !
Morley commença à se déshabiller. La lampe au poing, Fitch longea les étagères en quête d’un uniforme comme le sien. Quand il eut trouvé, il envoya un pantalon marron foncé à son ami.
— C’est ta taille ?
Morley enfila le vêtement.
— Oui, à peu près…
— Maintenant, essaie cette chemise blanche.
Morley passa la chemise, mais il ne parvint pas à la boutonner.
— Replie-la pendant que je t’en cherche une autre, dit Fitch.
— Pourquoi devrais-je m’embêter à la replier ?
— Tu veux qu’on se fasse attraper ? Personne ne doit se douter que nous sommes venus ici. Si nos poursuivants ignorent que tu as changé de tenue, ça augmentera nos chances…
— Oui, bien sûr…, souffla Morley, penaud.
Il enleva la chemise et entreprit maladroitement de la plier.
Fitch lui en tendit une autre, qui fit l’affaire, même si elle était un rien trop large. Très vite, il découvrit un pourpoint semblable au sien, mais de plusieurs tailles plus grand.
Morley l’essaya, et il lui allait presque parfaitement.
— De quoi ai-je l’air ? demanda-t-il.
Fitch leva sa lampe et émit un sifflement admiratif. Bien plus costaud que lui, son ami, ainsi vêtu, avait une allure quasiment aristocratique. Des habits suffisaient-ils donc à transformer un homme ? Une éventualité que le jeune Haken n’avait jamais vraiment envisagée…
— Mon vieux, dit-il, tu en jettes encore plus que Rowley !
— Sans blague ? lança Morley, rayonnant. (Il se rembrunit aussitôt.) Et maintenant, fichons le camp d’ici !
— Non, il te faut d’abord des bottes. Les pieds nus, tu serais ridicule. Tiens, mets des chaussettes, sinon tu récolteras des ampoules.
Morley obéit, puis il enfila les bottes que lui tendait son compagnon.
— La pointure convient ?
— On dirait, oui…
— Emporte tes anciennes frusques, pour que personne ne sache que nous sommes venus. Le temps qu’on s’aperçoive qu’un uniforme a disparu, nous serons loin d’ici !
Des bruits de pas retentissant dans le couloir, Fitch souffla sa lampe. Pétrifiés, les deux Hakens attendirent, trop terrifiés pour oser respirer. Ils étaient coincés, et plusieurs hommes approchaient…
Des gardes, sans doute deux. Et ils faisaient sûrement leur ronde, rien de plus.
Fitch manqua pourtant s’évanouir. La seule idée de finir pendu par une foule déchaînée lui retournait les entrailles, et il suait à grosses gouttes.
La porte de la réserve s’ouvrit.
Une silhouette se découpa sur le seuil, illuminé par la faible lumière qui brûlait dans le couloir. Il s’agissait bien d’un garde, à voir le fourreau qui pendait à sa hanche.
Fitch et Morley étant au fond de la pièce, entre deux rangées d’étagères, le rectangle de lumière qui jaillissait de la porte vint seulement lécher la pointe de leurs bottes. Paralysés, ils ne bougèrent plus un cil.
Le garde ne les vit pas, peut-être parce que ses yeux n’étaient pas accoutumés à la pénombre. Son inspection terminée, il referma la porte et repartit avec son camarade. Fitch les entendit ouvrir d’autres battants, de plus en plus loin dans le couloir. Puis le silence revint.
— Fitch, souffla Morley, il faut que je pisse, ou je vais exploser ! On peut sortir d’ici ?
— Je crois, oui…
Ils sortirent et découvrirent, avec une intense satisfaction, que le couloir était désert. Quand Morley se fut soulagé, ils coururent vers l’issue la plus proche, pas très loin de la brasserie. En chemin, ils jetèrent les vieilles frusques de Morley dans une poubelle.
En passant, ils entendirent le vieux brasseur fredonner une chanson à boire. Morley proposa qu’ils fassent une courte halte pour se payer un petit coup. Fitch fut d’abord séduit par cette idée, car il avait le gosier atrocement sec. Mais il ne se laissa pas tenter.
— Non, je ne voudrais pas finir pendu à cause d’une chope de bière. Nous avons assez d’argent pour nous offrir à boire plus tard. Je ne veux pas rester ici une seconde de plus que nécessaire !
Morley acquiesça à contrecœur.
Ils sortirent sur les quais et descendirent les marches que Claudine avait gravies quand elle pensait venir retrouver le directeur Linscott. Si elle les avait écoutés, ce jour-là, bien des malheurs auraient été évités.
— On ne va pas chercher nos affaires ? demanda Morley.
Fitch se retourna et dévisagea son ami.
— Tu possèdes quelque chose d’assez précieux pour risquer ta vie ?
— Euh… non… À part un joli jeu de jonchet que mon père m’avait offert. Et quelques vêtements, mais cet uniforme est bien plus beau que mes frusques, y compris celles que je mets pour les réunions de repentance.
Les réunions de repentance… Au moins, ils n’auraient plus jamais à supporter ça !
— Je n’ai rien à aller chercher non plus. Il doit me rester quelques pièces de cuivre, mais c’est du toc comparé à notre trésor de guerre. Nous devrions aller à Fairfield et acheter des chevaux.
— Tu sais monter ? demanda Morley, dubitatif.
Fitch sonda les environs pour s’assurer qu’il n’y avait pas de gardes. Puis il flanqua à son compagnon une amicale bourrade.
— Non, mais je parie que nous apprendrons vite !
Alors qu’ils s’éloignaient, les deux Hakens se retournèrent pour jeter un dernier regard sur le domaine.
— Je suis content de m’en aller, dit Morley. Surtout après ce qui est arrivé aujourd’hui aux cuisines.
— Que veux-tu dire ?
— Tu n’en as pas entendu parler ?
— De quoi ? Tu sais, j’ai passé la journée en ville, à livrer des messages…
Morley prit le bras de son ami et le força à s’arrêter.
— Il y a eu un incendie.
— Où ?
— Dans la cuisine. Les fours et la cheminée… Un vrai délire !
— Comment ça, un délire ?
Morley émit un profond bruit de gorge, pour imiter le rugissement d’un feu, puis il écarta les bras et les agita frénétiquement.
— Il y avait des flammes partout ! Le pain a brûlé, et un chaudron a éclaté, tellement il faisait chaud.
— Sans blague ? s’écria Fitch. Et il y a eu des blessés ?
Morley eut un rictus mauvais.
— Gillie a été salement brûlée. (Il tapa du coude dans les côtes de Fitch.) Elle s’occupait de ses sauces quand le feu est devenu fou. Ses cheveux ont pris feu, et sa sale gueule d’Anderienne aussi.
Morley éclata de rire comme s’il attendait ça depuis des années.
— Elle ne survivra pas, d’après les guérisseurs. Mais avant de crever, tu peux me croire, elle dégustera sacrément !
Fitch ne partagea pas l’enthousiasme de son ami. Même s’il n’avait aucune sympathie pour Gillie, ce n’était pas une raison pour se réjouir de ses malheurs.
— Morley, tu ne devrais pas être content qu’une Anderienne souffre. Ça montre que nous restons des barbares hakens…
Morley se contenta de ricaner.
Ils continuèrent à marcher vers la ville, se dissimulant dans les champs dès qu’ils entendaient les grincements des roues d’un carrosse ou d’un chariot. À chaque fois, ils attendirent un long moment avant de sortir de leur cachette.
Bizarrement, Fitch trouvait cette expérience assez amusante. Loin du domaine, il avait moins peur d’être capturé. Pendant la nuit, en tout cas.
— Morley, je crois qu’on devrait voyager après le coucher du soleil, et se cacher durant la journée. Au début, en tout cas. Il faudrait trouver des endroits sûrs, d’où nous pourrions voir arriver nos poursuivants. Si nous chevauchons de nuit, personne ne nous verra. Ou au moins, on ne nous reconnaîtra pas.
— Et si on nous tombe dessus pendant notre sommeil ?
— Nous monterons la garde à tour de rôle, comme des soldats en campagne.
— Je n’aurais pas pensé à ça, souffla Morley, émerveillé par la vivacité d’esprit de son compagnon.
Ils ralentirent le pas dès qu’ils furent dans Fairfield, toujours avec l’idée de ne pas se faire remarquer. Ici, ils savaient où se dissimuler, en cas de danger, aussi efficacement que dans les champs, sur la route du domaine…
— Nous allons acheter des chevaux, dit Fitch, et partir dès ce soir.
— D’accord mais comment sortirons-nous d’Anderith ? Messire Campbell nous a dit de trouver un pays où les gens se ficheront que nous soyons des Hakens. Mais à la frontière il y a les sentinelles qui montent la garde près des Dominie Dirtch.
— Nous sommes des messagers, mon vieux, au cas où tu l’aurais oublié !
— Et alors ?
— Il suffira de prétendre que nous sommes en mission.
— Hors des frontières du pays ?
Fitch réfléchit à cette question.
— Qui pourrait nous contredire ? Si nous parlons d’une mission urgente, personne ne prendra le risque de nous retarder pour demander confirmation au domaine. Ça demanderait trop de temps…
— Et si quelqu’un veut voir le message ?
— Un courrier ne montre pas les plis secrets à n’importe qui ! Il suffira de dire qu’il s’agit d’un secret d’État, et que nous ne pouvons même pas révéler où nous allons.
— Je crois que ça marchera… Mon vieux, on va s’en tirer !
— Bien sûr ! Tu en as jamais douté ?
Morley tira sur la manche de Fitch, qui s’arrêta de marcher.
— Mais où irons-nous ? Tu as une idée ?
Le jeune Haken se contenta de sourire.